Pour les statistiques ou l’administration, les R2 (résidents secondaires) sont des « touristes »… Ceux qui fréquentent assidûment le Haut Plateau depuis plusieurs générations apprécieront, mais l’usage de ce qualificatif possède bien des illustrations comme l’assujettissement à la taxe de séjour, histoire de rappeler quelques moments douloureux…
Le tourisme de masse ou tourisme de consommation s’est construit sur l’idée du temps libre limité, de l’évasion organisée et de la découverte tarifée, devenue au fil de ces temps individualistes « découverte de soi » (sea, sun, etc). Ainsi le R2, attaché par définition à un lieu dont il est tombé amoureux, finit par éroder sa passion sur le rythme pendulaire de séjours planifiés, devenant parfois ennuyeux, surtout pour les secondes générations aspirant à plus de diversité.
Alors il faut créer du changement pour attirer. Les nouvelles attractions s’insinuent au cœur de l’offre afin de renouveler toujours et encore les amours initiales usées par l’habitude. Nouvelles animations, nouveaux équipements, nouvelles activités s’additionnent au menu d’une formule éprouvée, que les inventeurs du club’med ne renieraient pas. Le « toujours plus » et le « toujours nouveau » s’installe à coup de consultants méthodiques et de financements publics pour une obsolescence de plus en plus courte, à la dimension des désirs de changement. L’axe stratégique est celui des parcs d’attractions, décrit dans un article précédent (« L’ère nouvelle d’un air nouveau » dans notre newsletter de décembre 2020). La spirale commence.
Jusqu’à ce qu’une crise sanitaire commence à renverser la table.
La décentralisation à temps partiel des lieux de travail, imposée par la crise, révèle les possibilités de villégiatures prolongées que les R2 (entre autres) redécouvrent. Les R2 faisaient de la prose sans le savoir… Désormais ils vont bientôt écrire la poésie d’un meilleur bien-être. Oui, nous allons tous changer !
La crise est un révélateur mais pas une révolution. Les transitions seront lentes mais profondes, donc très dommageables pour ceux qui se laisseront bercer par les douceurs de ce qui « devrait revenir comme avant ». En 2020 le tourisme a été partout sauvé par les nationaux qui n’ont pas pu partir à l’étranger. En 2021 ces chiffres déjà s’essoufflent, commencement de preuve que le changement s’installe lentement mais surement.
A l’Apach, nous vivons déjà (et depuis fort longtemps) la double approche entre tourisme de consommation et tourisme de villégiature. C’est le contraste entre le R1 (résident principal non indigène) et le R2 (résident secondaire) que tout oppose. Le R1 veut calme, sérénité, liberté loin des foules, qualité de vie dans un environnement authentique et un monde social et culturel intense. Le R2 qui ne dispose que d’un temps compté, souhaite fêtes, animations, équipements sportifs et divertissements toujours renouvelés.
Ce grand écart entre R1 et R2, entre tourisme de consommation et résidence en villégiature se radicalise à mesure de la saturation des équipements communs. Le R1 n’apprécie guère les queues interminables aux remontées mécaniques, ou les parkings complets dès 9h00, lors des week-ends de pointe. Ski de masse et bruyantes sonos (Ycoor) font le bonheur du R2 festif et le malheur du R1 oisif.
Or il n’est pas question d’imaginer supprimer l’une ou l’autre approches qui sont malgré tout complémentaires encore pour longtemps. Le tourisme de consommation crée des équipements en visant les R2, tandis que les R1 en profitent aussi (et les financent…). Le glissement évoqué plus haut permettra aux acteurs touristiques les plus conscients de se redéployer.
La question devient alors d’organiser la cohabitation de ces deux mondes qui se toisent en rivaux. Pour en résumer la frustration, il suffit de songer à ce que « le touriste qui dérange, c’est l’autre », en oubliant que celui qui parle en est aussi un… Alors, guerre civile ?
Tout est question d’endiguement afin d’éviter les superpositions incompatibles. Permettre aux R1 d’accéder aux équipement publics, c’est aussi contenir les flux, délimiter le surtourisme, tout en élargissant l’offre mais aussi en la territorialisant. Une « destination » n’est-elle pas avant tout une affaire de « territoires » ?
Les exemples de cohabitation sont nombreux. La populaire Les Menuires cohabite avec l’élitiste Courchevel. La sportive Sankt Anton am Arlberg cohabite avec le dilettantisme luxueux de Lech, la renault clio ne s’oppose pas à la formule 1 éponyme. De même Lens qui a pris le virage du luxe et de l’exclusivité n’est pas destinée à s’opposer à l’attractive Crans Montana ou à l’authentique Icogne. Les financements communs ne sont pas concurrents mais complémentaires.
Pour autant on ne peut ignorer les vagues de fond qui peuvent venir perturber des équilibres jusque-là tranquilles. Que dire de la quinzaine de nouveaux forfaitaires fraîchement arrivés à Lens qui vont accroître les rentrées d’impôts de 5 millions par an dans cette commune sans dette et propriétaire d’un patrimoine de 90 millions ? L’attractivité de la villégiature fait que ces nouveaux installés contribuent autant que la taxe de séjour de 30 000 R2 ! Dans cette logique on imagine bien pourquoi la rue du Prado est en cours de transformation pour devenir la plus luxueuse de la station, pourquoi des investissements de plusieurs centaines (oui, centaines) de millions sont judicieusement programmés au Crans et Spa, pourquoi la Fondation Opale étend son offre (auditorium bientôt), pourquoi un parcours d’art contemporain se dessine dans l’espace urbain (Bienalsur), pourquoi les conférences de haut niveau trouvent toujours un public éclairé et fidèle (Swiss Made Culture) et pourquoi tant d’autres projets exclusifs prennent forme de jour en jour.
Ce n’est pas pour autant que Crans Montana reste immobile, bien au contraire. Crans Montana possède une grande partie des indispensables équipements sportifs et n’est pas en reste pour revoir son urbanisme sur un regard actualisé (oui, les « travaux », perturbants mais nécessaires) tant général que ciblé (La Moubra).
Conclure qu’il n’y a pas un objectif unique et centralisé sur le Haut Plateau est une évidence pas toujours partagée. La diversité est sans doute meilleure créatrice de valeur que la concentration. Le monde actuel ne rêve pas de rouler en Ford T. La concentration a des effets pervers (voir Verbier…) dont les exemples sont là pour être évités. Concentrer sur le golf, le ski et le vélo en ignorant d’autres sports revient à exclure et non à promouvoir. Privilégier l’image qui fait rêver quand beaucoup reste à faire en matière de performance effective, c’est prendre le risque de fabriquer de l’infidélité.
De l’attraction à la villégiature, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchiront. Nous allons (presque) tous changer.
Jean Metz
Membre du Comité Apach
Juillet 2021
jean.metz@lechamayen.org
Bibliographie :
– Sur les questions de segmentation sociale des comportements, « La Distinction » de Pierre Bourdieu, éditions de Minuit, publié en 1979.
– Sur les dérives du tourisme, « Manuel de l’antitourisme » de Rodolphe Christin, éditions Ecosociété, publié en 2017.
– Sur l’avenir du tourisme, « Réinventer le tourisme » de Rémy Knafou, éditions du Faubourg, publié en 2021.